J'ai toujours considéré que les artistes que j'apprécie sont des gens qui ressentent le monde de manière exacerbée. Ils en souffrent la plupart du temps, qu'ils aient pris le parti de s'en mettre à l'écart, ou qu'ils y soient immergés. Ils ne sont pas les seuls à souffrir, mais ils souffrent.
Leur caractère d'artiste reconnu (pas forcément par le marché, ni même par le statut, mais par l'environnement - cf l'expression "lui, c'est un artiste" ou "elle, c'est une artiste") provient d'abord de leur comportement. Ils se paient de la souffrance (avec ou sans jouissance de souffrir, mais c'est une autre question) par une capacité à se comporter hors norme (ça ne veut pas dire en excentriques ; ça peut ne concerner que l'heure à laquelle ils se lèvent, ou des choses comme ça).En plus, ils - comme on dit - font oeuvre personnelle. C'est-à-dire, comme le dirait Hanna Arendt, qu'ils soutiennent leur identité personnelle en commençant quelque chose d'entièrement neuf. Pour rester dans la terminologie d'Arendt, ils mettent en oeuvre leur "liberté" ; disons même qu'ils sont ceux qui manifestent qu'une liberté (une capacité à être unique) peut exister.
Alors, ce qui est unique, c'est l'artiste. Ce n'est pas l'oeuvre ! Que celle-ci soit copiée, où est le problème ? (ou plus exactement, ce n'est pas un problème spécifique à l'art ; peut-être que les ingénieurs ont le même problème, même s'il est posé différemment). Un positionnement particulier dans le monde (je me répète : celui qui résulte d'une manière particulière de ressentir le monde et d'en souffrir, qui va de pair avec une "liberté") ça ne se copie pas. Parmi les milliards d'autres qui portent ou ont porté le nom d'humains, il n'y a aucune chance pour que le "faire oeuvre" soit semblable.
Henri Guéguen
écrivain et metteur-en-scène - Locronan, FR