Mémoire du XXIe siècle
L'Homme en rupture d'avenir ?

An 2000, de la Nouvelle-Zélande (comment oublier les habitants des îles Tonga chantant à demi vêtus ?), en passant par l'Australie, le Japon et ses moines, la Chine et ses feux d'artifice, les Pyramides d'Égypte, la torche de la Tour Eiffel, l'embrasement de Time Square, jusqu'aux confins du Pacifique, 24 "Nouvel An" au pas des 24 fuseaux horaires arrachés au hic et nunc séculaire. Télévision et Internet aidant, le monde s'interroge. Les signes alarmants se multiplient. Nos repères familiers lâchent prise. Nos certitudes perdent leurs amarres. Notre identité vacille. Simultanément explosent les signes annonciateurs. Le génome humain près du déchiffrement final (*1 HUGO), l'espoir d'une vie indemne de la naissance à la mort. La mort ? Bientôt un mythe désuet ? Déjà les organes de rechange sont "sur le marché". À défaut, le clonage nous promet "sosies et lendemains qui chantent". Le surcroît de population prend ses quartiers dans l'espace toujours plus proche, en attendant que les extra-terrestres nous ménagent la place dans leur voisinage : ô SETI, qui en appelle déjà aux terriens ! (*2). Plus puissant que la foi, le "tout numérique" renverse les montagnes, et, ce qui revient au même ( ?), nos habitudes (*3).

La perplexité se double d'angoisse. Chaque jour apporte son lot de nouvelles contradictoires. Les journaux imprimés, radiophoniques, télévisés enchaînent actualités politiques, catastrophes naturelles, performances sportives et scientifiques à l'emporte-pièce, provoquant des collisions d'autant plus graves que le temps fait défaut pour les traiter, à la différence des accidents de la route, qui ont au moins le mérite d'interrompre un moment la circulation ! Ne sommes-nous pas aux prises avec ce qu'on pourrait appeler des "béances spasmodiques" qui bouleversent nos fondements les plus invétérés, jusqu'aux structures de notre esprit ? À preuve cette constatation troublante, qui a valeur de diagnostic : l'"incohérence" dont nous nous plaignons n'occulte-t-elle pas t fait que la "cohérence" dont nous prétendons ressentir si fortement le manque n'est probablement déjà plus qu'un souvenir, et que l'"incohérence" multiforme et galopante qui règne aujourd'hui serait peut-être déjà le lieu et le moteur de la "cohérence" (peut-on encore l'appeler telle ?) à venir ! (*4)

Au vrai, c'est depuis quelques siècles que le processus s'est amorcé, quand l'esprit scientifique, symbolisé par Galilée, a rompu avec le monde unitaire créé et gouverné par Dieu dont l'Église a si longtemps assuré le règne ici-bas. Au XVIIIe siècle, c'est la Révolution industrielle qui ébranle la société en inaugurant le règne de la Production-et-de-la-Richesse (la Pauvreté refoulée comme une maladie honteuse). Depuis un demi-siècle, les mass media, principalement la télévision, inaugurent la "techno-Pentecôte" qui prétend, après le "babélisme" des nations", remédier à la dispersion des langues par l'unité de l'image que desservent avec zèle ondes hertziennes satellites, câbles, tout un "clergé" médiatique dont les mœurs et l'équipement se retrouvent partout. Mais voici qu'un autre bouleversement s'est déclenché depuis quelques décennies avec l'apparition de l'ordinateur. D'abord modeste extension de la règle à calculer et de la machine à écrire, l'ordinateur s'est mué très vite en un partenaire indispensable et exigeant qui transforme aussi bien les entreprises que la vie publique et privée ("un ordinateur dans chaque foyer" rêvait Bill Gates que Microsoft a mille fois exaucé) (*5). Et voici que, depuis un lustre à peine, c'est le Net et le Web combinés qui enveloppent la planète, tunique de Nessus ou réseau salvateur ? Mais l'alternative est déjà caduque. Le phénomène, à la fois exogène (dans tous les lieux) et endogène (par nos info-pratiques quotidiennes) se propage à une telle vitesse que notre entrée dans le nouveau millénaire tient moins du "passage" que du "saut quantique".

Faisons le point :
Tout en restant enfermés, comme nos lointains ancêtres, dans un corps mortel, nous ne cessons de nous extérioriser tous azimuts à travers l'espace et le temps, à travers traditions et innovations, à travers le réel et le virtuel, repères et calendriers rompus (*6). Tout en restant amarrés à notre cerveau dans son modeste abri crânien, nous ne cessons de nous brancher à l'immensité des flux qu'innervent des réseaux toujours plus vastes, toujours plus puissants. Qu'advient-il de notre avenir ?

Au prix d'un schématisme peut-être excessif, on peut avancer que le Paradigme, c'est-à-dire l'ensemble des principes, des règles et des valeurs qui nous a orientés jusqu'ici s'est fondé au travers des civilisations sur des dispositifs techno-symboliques qu'on peut synthétiser par quelques concepts clés :
- Technique : au sens élargi que je propose ici, désigne l'ensemble des moyens pour faire qu'une chose existe en fonction d'un objectif et dans un contexte et déterminé (*7) ;
- symbolique : au sens élargi, désigne ce qui, au-delà de la fonction comme objectif, nous engage dans une action qui fait sens pour une communauté ;
- imaginaire : désigne l'ensemble des croyances, des images, des comportements qui assurent le lien organique entre technique et symbolique et qui donnent lieu aux différentes cultures dans la diversité de leurs expressions sociales, politiques, religieuses : danse, musique, littérature, architecture, arts visuels, institutions (*8).

Ce paradigme, que l'on peut qualifier de "classique", s'est maintenu au cours des siècles en accord avec le type de civilisation stable ou relativement stable que nous avons connu jusqu'ici. Il se caractérise par un équilibre durable entre le symbolique et le technique régulés par un imaginaire lui-même stable ou relativement stable. Certes, la civilisation égyptienne, comme la civilisation chinoise ont connu de nombreux changements au cours de leur histoire, mais ceux-ci n'ont pas affecté leur fondement qui demeure "reconnaissable" jusque dans le visage qu'elles ont pour nous aujourd'hui.

Peut-on dès lors, sinon expliquer, du moins éclairer le changement "quantique" dont notre époque est à la fois l'auteur et le théâtre ? Au prix d'un autre schématisme, je dirais en substance ceci :
- Pendant des siècles, la structure ternaire "techno-imaginaire-symbolique" a mis l'accent sur le symbolique, longtemps élaboré par les "théologiens" et les croyances populaires, qui a pris corps dans les religions, les institutions, les arts, et dans une moindre mesure, sur le technique. Les polarisations qui en ont résulté ont tout "naturellement" mis à leur tour l'accent sur l'imaginaire symbolique. Qu'on songe aux cosmologies égyptienne, chinoise, indienne, ou plus près de nous, à l'innombrable iconographie chrétienne dont les représentations ont hanté le Moyen Age jusqu'à nous.

Si l'imaginaire symbolique a perduré aussi longtemps, ce n'est pas parce que les techniques qui l'ont exprimé, architecture, sculpture, peinture, écriture, musique, n'ont pas évolué, tout au contraire, mais parce qu'elles ont été presque toujours reliées à l'imaginaire symbolique en cours qui en assurait la "signification". Ainsi les semailles, les moissons comme le baptême, le mariage, la mort "régulaient" les travaux et les jours en les reconduisant d'une génération à l'autre. Ce qui constitue, au sens propre, la tradition, qui transmet par la parole, l'écrit, ou toute autre expression les oeuvres et les valeurs tenues elles-mêmes pour exemplaires et durables.

Ce sont ces conditions que notre époque bouleverse jusqu'à dans leur fondement : l'accent mis traditionnellement sur le "symbolique" se déplace peu à peu vers le "technique", plus souvent par à-coups, entraînant un champ de polarisation en faveur de celui-ci. A preuve, au niveau de la langue, l'ascendance du préfixe techno (*9) pour désigner toute une série d'activités en mutation : par exemple "technoculture", dont procède le noyau suractivé de "cyberculture", jusqu'à la techno-musique, abrégée en "techno", qui réunit pourtant périodiquement à Berlin, Zurich, Paris, plus d'un million de fans.

Le défi prend aujourd'hui des proportions radicales. Il ne s'agit de rien moins que d'inventer notre futur en le construisant, et de construire notre futur en l'inventant. Nous découvrons que la Technologie est grosse d'émergences qui se multiplient tous les jours en donnant naissance à des configurations encore non identifiées et pourtant déjà en voie de réalisation. Nous découvrons que les techniques, comme les idées, comme les sentiments exprimés au moyen de mots, comme les représentations figurées ou mentales, sont dotées d'un pouvoir d'instauration que j'appelle "techno-urgique". Il ne s'agit pas d'un tour de passe-passe linguistique. Le terme "technologie" (étymologiquement, discours sur la technique), s'il tient effectivement compte des conditions de la langue, ne tient pas compte, ou insuffisamment, du pouvoir sui generis des techniques, devenu prépondérant aujourd'hui. Ce que fait le suffixe -urgie, (du grec ergon, anciennement wergon; cf. allemand, Werk, anglais, Work, faire, agir sur). Compatibles avec les sociétés "stables", tout au moins régies par une dominante stable, les systèmes qui ont longtemps obéi au "projet" du miroir-concept, reflet et modèle de la réalité-logos, se muent en processus de trans-réalité, de réalités-urgiques, pourrait-on dire, qui mettent l'accent sur leur affiliation aux techniques.

Mutation qui s'accélère encore avec la formidable expansion du "tout électronique", creuset du "tout numérique" qu'on retrouve jusque dans les "wearables" (*10) dissimulés dans les vêtements, les voitures, les avions, en partie déjà dans nos organes, et dont la Bourse recense chaque jour triomphalement les records. A n'en pas douter, au paradigme classique se substitue un paradigme d'un nouveau type, que j'appelle "Paradigme mobile", susceptible d'articuler et d'orienter la mutation vers un nouveau sens. A condition de nous mettre nous-mêmes en question, habitudes, comportements, modes de penser, à partir de nos expériences nouvelles, qui ne cessent de se multiplier et de se complexifier. C'est ce qu'il convient d'examiner.

Pendant des siècles, l'événement a été perçu par témoignage oculaire et/ou auriculaire, c'est-à-dire lié à la perception qui est, par définition, hic et nunc, en rapport avec les interlocuteurs ou, par procuration, au moyen de l'écriture, de l'image, de l'imprimé à l'adresse de destinataires dont le nombre varie, mais qui restent limité à la portée des supports. De nos jours, la télévision "médie" l'événement en direct à l'adresse de millions de gens répartis sur toute la planète. C'est le cas des grandes compétitions sportives, football, tennis, Jeux Olympiques (*11), Coupes du monde. Il s'ensuit un remodelage qui, selon l'événement et l'heure à laquelle il se produit, distribue et articule les téléspectateurs en populations distinctes reliées à leur écran. A travers les frontières nationales et culturelles, apparaissant donc des "productions" qui ne sont pas seulement affaire de contenu, mais du pouvoir "techno-urgique" de la télévision. Certes, sans match, il n'y aurait pas d'émission, mais sans télévision, il n'y aurait pas de compétitions sportives, du moins de cette nature, limitées qu'elles seraient à l'aire locale, tout au plus nationale, qui n'attireraient que les spectateurs eux-mêmes locaux, tout au plus nationaux. On peut donc dire, que le "sport", dans ses différentes manifestations, est devenu, par et à l'intérieur des techniques, beaucoup plus qu'un sujet ou un thème à valeur intrinsèque. Le pouvoir "techno-urgique" de la télévision lui confère une nature d'un type nouveau qui "invente" les "records", les "liesses mondiales", le trafic des "joueurs-vedettes", le merchandising qui leur est consacré, les "supporters" qui se déplacent de match en match, (hooligans compris), les modes de "structurer" la famille en fonction des émissions, les émotions, les valeurs et les réactions de chaque téléspectateur suivant les 22 joueurs mutant en millions de clones par écrans interposés, lui-même mutant cloné à millions d'exemplaires à son insu !

De tels phénomènes récusent les analyses simplement causales ou statistiques qu'on en fait généralement. A la différence de l'analyse structurale, illustrée par Propp (*12) et Lévi-Strauss (13*), qui mettent l'accent sur les structures en découpant l'espace du récit en "situations-types", "personnages-types", "événements-types" articulés par des liens d'intelligibilité inspirés du modèle linguistique, le nouvel imaginaire en gestation met l'accent sur des figures-flux, c'est-à-dire des phénomènes qui, au lieu de se stabiliser en structures analysables sur le mode structural, opèrent au moyen d"attracteurs" complexes gros de nouvelles modalités créatives dans lesquelles le temps devient le facteur prépondérant, et certainement le plus troublant.

Le temps réel
Les événements ont été longtemps étudiés, et continuent de l'être, selon l'axe diachronique et/ou synchronique. Le second, fortement souligné par de Saussure, est au coeur du renouvellement de la linguistique, source du structuralisme. Le premier s'est identifié longtemps, et continue de l'être, avec la chronologie, colonne vertébrale de l'histoire. Notons que dans les deux cas nous avons affaire à une conception-perception conforme à la discipline historique classique, fondée sur l'étude raisonnée des archives, des documents, des témoignages, tous facteurs pris en compte par l'historien moyennant un certain "délai d'étude, de consultation et de production" constitutif de sa discipline et générateur de structures et de comportements déterminés.

Or, c'est précisément cette situation, à la fois de l'histoire et des pratiques qu'elle a engendrées, surtout à partir du livre, qui est mise en cause aujourd'hui. Le temps réel (real time) convertit pour la première fois le temps-durée, tel qu'il existe traditionnellement dans les récits et les relations historiques, en temps-instant, susceptible de coïncider au présent avec nous et, l'ordinateur ou le portable aidant, nous avec lui. Ce qui n'a jamais existé auparavant. Envoyer ou recevoir un email, consulter une base de données universelle instantanément défie nos pratiques ancestrales qui impliquaient pour chacune de ces opérations un temps proportionnel au contenu et à la technique employée: se munir de papier et d'une plume, écrire la lettre, la plier dans l'enveloppe, la fermer, l'affranchir, la mettre à la poste, aller à la bibliothèque, chercher l'ouvrage dont on a besoin, en obtenir le prêt, autant d'opérations que l'informatique a "court-circuitées", métaphore à laquelle il faut accorder son plein sens. Il ne s'agit en effet pas de se contenter des banalités du type "fin du papier, abolition des distances, abolition du temps", banalités d'autant plus dangereuses qu'elles nous induisent à penser linéairement et quantitativement, deux voies aussi inadéquates l'une que l'autre (*14).

En fait, - et c'est la réflexion sur nos nouvelles pratiques qui nous y conduit - le "real time" introduit un mode de relation, une interface qui, non pas remplace nos comportements précédents, mais les restructure et, partant, reformule l'ensemble de nos rapports. Au sens propre, le court-circuit met en relation deux pôles à potentiel différent. En l'occurrence, l'expérience du temps que nous pratiquons depuis des siècles, en particulier par l'intermédiaire du livre, implique toujours une durée, à laquelle le temps réel (real time) met brusquement un terme pour y substituer un "coefficient de présent" poussé à la limite, au point que l'opération on line est vécue dans la quasi-simultanéité. Insistons, le "real time" n'abolit pas le temps que nous avons connu et qui continue dans nos pratiques "off line", il instaure ce qu'on pourrait appeler l'"attracteur de l'immédiat", qui entraîne notre imaginaire à satisfaire nos désirs et nos pulsions sans délai, nos requêtes et nos décisions aussi. Les structures profondes de l'inconscient elles-mêmes en sont affectées. Au lieu de s'ancrer dans un passé stabilisé tel que l'ont mis en évidence Freud, Jung et les autres psychanalystes, elles tendent à se nouer et à se dénouer au fil des circonstances à la manière des trajectoires infiniment recommencées que les attracteurs multiplient sans jamais les superposer.

Le temps réel ne correspond donc pas à un simple "raccourcissement" du temps, encore moins à son "abolition". Le techno-imaginaire qu'il contribue à f former favorise l'apparition de nouveaux hybrides de la technoculture, tels les jeux vidéo, autre "méga-attracteur" (*15). En passant de la PlayStation 1 à la PlayStation 2, les concepteurs de Sony n'ont pas seulement réussi à conférer aux images un réalisme proche du cinéma, ils ont fait naître à l'intérieur de l'espace ludique des instances imaginaires d'un nouveau type. Au lieu de s'en tenir aux jeux agonistiques pratiqués jusqu'ici, qui consacrent la victoire sur le seul plan physique, comme dans les matches "réels", les jeux mis sur le marché nous entraînent et ceux que l'on prépare - c'est une option déjà envisagée par les concepteurs-développeurs - vers une dimension métaphysique telle que l'ont créée les cosmologies et les textes clés des grandes civilisations.
D'autant que les jeux vidéo recourent de plus en plus au réseau, et si, comme l'écrit un journaliste : " Des millions attendaient la bonne nouvelle : les premières guerres mondiales en ligne... Une connexion, et vous voilà tueur en série", il se pourrait que les combats se réorganisent à l'image du Livre des morts, de l'épopée de Gilgamesh (*16), de la Baghva-Gita (en sanscrit sur le Net. *17), de la tragédie grecque, de l'Ancien et du Nouveau Testaments, Internet devenant le nouveau lieu des "jeux du monde"
Le fondement de la mutation en cours doit être cherché, je crois, dans le changement de la nature du lien. Aucun être aussi simple, aussi complexe, soit-il, ne subsiste ni ne peut subsister isolément. Les liens sont la condition même de son existence, de toute existence. Liens endogènes, qui relient entre eux les composants d'un organisme; liens exogènes qui relient les êtres entre eux avec leur environnement. Le principe moteur du lien, ce qui en constitue à la fois l'inspiration, la manifestation et la réalisation, revient à ce que l'on peut appeler le phénomène d'activation.
Autrement dit, le lien existe dans la mesure où il est activé, c'est-à-dire vécu dans la relation d'un sujet avec un "objet" (chose ou être). Or le propre du Web, l'hypertexte, est de permettre d'établir un lien d'un bout à l'autre de la planète, du fond de la mémoire le plus lointaine aux nouvelles les plus récentes du jour, avec quiconque, immédiatement, partout. Voici donc que la connexion vécue en temps réel instaure un imaginaire qui, au lieu de s'en remettre en priorité aux références, comme nous le faisions habituellement jusqu'ici, se forme au fur et à mesure que le lien s'exprime, la liaison active devenant, sinon plus importante, du moins à la limite plus significative que le contenu de l'association lui-même Comme l'écrit Tim Berners-Lee, l'inventeur du Web : "If everyone could do this, then a single hypertext could lead to an enormous, unbounded world " (*18).
L'homme à venir ne peut être que l'homme du devenir, et l'homme du devenir ne peut advenir que s'il se lie aux autres dans l'instance même de son action.
Or, tout se passe aujourd'hui comme si la formidable extension de nos moyens techniques, dont l'explosion informatique est sans doute la plus spectaculaire, s'accompagnait simultanément, quoique sourdement, d'une aspiration à recouvrer le lien originel. Non pas seulement en ajoutant quelque chose à ce qui n'existait pas, mais en réactivant l'instance créatrice que nos ancêtres avaient commencé à déployer dans les grottes de la préhistoire pour entrer en contact avec la terre par une opération quasi magique ou mystique de participation, et que nous avons été appelés à poursuivre.

Durant de nombreux siècles, c'est par la représentation, au sens large, que s'est manifesté le contenu-support par excellence, avec sa logique et sa cohérence propres. De nos jours, elle apparaît non plus comme une donnée primitive, mais comme un phénomène historique, produit par un certain type de civilisation fondé sur la stabilité du territoire et la stabilité socio-culturelle des institutions.
Avec l'explosion technologique de notre époque, c'est le modèle même de la représentation qui éclate. L'espace rompt avec les géométries traditionnelles pour gagner au détour des fractales l'essor de l'illimité. Le temps s'affranchit de la chronologie pour essaimer, tel un nouveau big bang, dans les turbulences de l'incommensurable. Asservie trop longtemps à la convoitise et à l'exploitation, la terre recouvre la fécondité de Gaïa et des déesses-mères.
Une nouvelle étape de l'Évolution est en cours. Miroir, mémoire, histoire ont eu partie liée durant des siècles. Mais voici que la technogenèse, en fusionnant le symbolique et le technologique, déborde le modèle d'antan. Il faut néanmoins se garder de croire à une succession d'étapes, au sens linéaire du terme. En réalité, et le phénomène devient crucial avec les nouvelles technologies, c'est plutôt d'espace des phases qu'il conviendrait de parler. Autrement dit, les phénomènes émergents, loin de s'inscrire dans la suite des états précédents, amorcent généralement une "perturbation" qui, tantôt légère, va se dissiper, tantôt gagnant en importance par amplification, va donner lieu à une "bifurcation" susceptible de changer radicalement le système, non seulement en l'entraînant dans une direction imprévisible, mais en changeant l'ensemble de ses éléments et de ses fonctions en même temps que les rapports que nous entretenons avec lui (*19).

C'est dans ce sens qu'on peut parler d'une "Interface Culture", trop souvent méconnue : "In its simplest sense, the word (interface) refers to software that shapes the interaction between user and computer. The interface serves as a kind of translator, mediating between the two parties, making one sensible to the other (*20). Ce qui prolonge en quelque sorte le célèbre "The medium is the message" de McLuhan (21*). En bref, cette notion fondamentale d'interface éclaire la double action réciproque entre le média ou l'instrument et l'usager d'une part, l'usager et le média d'autre part. Dans notre expérience courante, le livre conditionne nos comportements et les contenus que nous intégrons, de même que réciproquement nous conditionnons la nature du livre et de ses manifestations.

Cette relation de réciprocité complémentaire est d'autant plus importante à souligner que nos tendons presque toujours à occulter l'une des parties : ou bien nous nous concentrons sur le contenu du livre, ou bien nous nous concentrons sur nos habitudes de lecture, remises en question, mentionnons-le au passage, par le livre électronique ou e-book (*22). Or, c'est la complexité même de l'interaction qui constitue le phénomène. Au-delà de l'acception étroite qu'il a reçue en informatique (rapport entre l'ordinateur et l'usager), l'interface désigne, au sens large, l'ensemble des rapports que nous établissons entre le phénomène informatique étendu à la pratique du Net et du Web. En substance, l'interface est un environnement, et c'est dans cette multidimension qu'il convient de l'envisager.

Démarche d'autant plus difficile que, tant que nos habitudes restent stables, l'interface a l'air elle-même, non seulement stable, mais "naturelle". C'est seulement quand une nouvelle technique (une nouvelle théorie, une nouvelle idéologie) s'amorce, puis s'impose, que le caractère "naturel" de l'interface-environnement établi, que nous identifions à la "réalité", commence à prêter au doute pour apparaître finalement comme un ensemble de conventions dont l'analyse peut précisément, par comparaison, mettre en évidence le caractère conventionnel, et donc "artificiel", en pointant simultanément vers l'avenir en tant qu''invention". Inventer l'avenir, tel est le défi de l'homme pour franchir la rupture. Son espoir, aussi.
De même que nos ancêtres ont donné forme à leur imaginaire au coeur des grottes de la préhistoire de même les "primitifs du futur" que nous sommes sont appelés, dans l'immense nébuleuse des réseaux qui se déploie, à "dessiner" (design) les figures-flux susceptibles de construire notre techno-imaginaire symbolique en gestation auquel préludent déjà de nouvelles formes qui, même si elles échappent aux expressions classiques et mettent à l'épreuve l'image fixe et mobile comme le livre, ouvrent peut-être la voie à une nouvelle dimension de la poésie (*23). RB - mars 2000

René Berger

Philosophe, spécialiste des Nouvelles Technologies - Lausanne, Suisse


NOTES

1 HUGO : <http://www.gene.ucl.ac.uk/hugo/>
2 SETI Search for Extraterrestrial Intelligence :
<http://setiathome.ssl.berkeley.edu/>
3 Laurent Cohen-Tanugi "Le nouvel ordre numérique", Odile Jacob, 1999
4 cf. René Berger, "L'origine du futur", éd. du Rocher, 1996, chap.2 Médias, Les avatars de la télévision
5 Microsoft : <http://www.microsoft.com/>
6 Calender Converter :
<http://genealogy.org/~scottlee/calconvert.cgi>
7 technique/technologie, OEUF :
<http://sgwww.epfl.ch/oeuf/load_txt.pl?type=3=43>
8 voir Gilbert Durand :
<http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/bulletin/b13/b13c10.htm>
avec bibliographie dont l'ouvrage classique :
"Les structures anthropologiques de l'Imaginaire", Bordas, Paris, 1983, (ré-édition : Bordas, Paris, 1969).
9 techno (musique) :
<http://www.britannica.com/bcom/eb/article/1/0,5716,102181+1,00.html
10 Wearables : <http://wearables.blu.org/>
11 CIO : <http://www.olympic.org/>
12 Vladimir Propp : "Morphologie du conte", éd. du Seuil 1965
Et "Star Wars" : <http://www.anu.edu.au/english/jems/propp.html>
13 Claude Lévy Strauss:
<http://www.france.diplomatie.fr/culture/france/biblio/folio/levi/>
14 Santa Fe Institute : <http://www.santafe.edu/>
15 jeux video : <http://home.about.com/games/videogames/msub12.htm>
Sony, PlayStation 1 et 2
La première a été vendue, rappelons-le, plus de 70 millions d'exemplaires; la seconde, lancée en mars 2000 au Japon a été vendue à plus d'un million d'exemplaires dans les deux premiers jours. Je cite ces chiffres, non par souci de "record", mais pour souligner l'ampleur d'un phénomène de société qui échappe encore beaucoup aux adultes.
16 Gilgamesh : http://www.wsu.edu/~dee/MESO/GILG.HTM
17 Bhagvat Gita : <http://www.asitis.com/>
(en sanscrit) <http://www.iconsoftec.com/gita/G01.ps>
18 Tim Berners-Lee, "Weaving the Web", HarperSanFrancisco, 1999, p.34.
19 Ilya Prigogine : <http://order.ph.utexas.edu/people/Prigogine.htm>
David Ruelle, "Hasard et Chaos", Odile Jacob, 1991.
20 Steven Johnson, "Interface Culture, How The New Technology Transforms The Way We Create And Communicate", HarperEdge, 1997
21 Marshall McLuhan : <http://www.mcluhanmedia.com/>
22 livre électronique : <http://www.softbook.com/>
en français : <http://www.cytale.com>
"Le livre du futur ressemble à un gros livre relié, de la taille d'un "best-seller". Sous la couverture en cuir ou en tissu, un écran de 21 cm par 16 cm affiche une page de texte.. Des commandes simples permettent de tourner les pages, de changer de livre, de rentrer dans une bibliothèque, et bien d'autres choses encore.
23 Il est difficile de donner des exemples au moyen du support livre dont s'écartent résolument ces expériences en cours. Dès lors, comment se rendre compte de ce qui se passe ? D'abord en se gardant des jugements de valeur abusifs ! De même qu'il serait ridicule de vouer au passé la poésie "écrite", tout comme la peinture et la sculpture classiques, de même il serait ridicule, en tout cas, inintelligent, de tenir ces expériences, comme on l'entend si souvent, pour nulles et non avenues.
Dans la mesure où nous nous ouvrons à la problématique que j'ai esquissée, force nous est de conclure que :
1) l'environnement dans lequel se manifestent ces expériences est indissociable de ressources techniques spécifiques, souvent très sophistiquées. C'est ainsi que l'art vidéo, tout comme l'art sur ordinateur sont indissociables du magnétoscope et de l'ordinateur, ainsi que des conditions de présentation adaptées. A vrai dire, c'est ce qui s'est produit avec les arts classiques, peinture, architecture, sculpture, gravures, qui tous, recourent à des techniques spécifiques auxquelles nous nous sommes, le fait mérite d'être souligné, d'autant mieux habituées qu'ils ont créé au cours du temps les conditions d'accès requises (jusqu'aux arcanes de l'opéra !).
2) si donc ces conditions techniques sont indispensables à la production des nouvelles expressions artistiques, il faut ajouter qu'il est impossible d'en juger si l'on ne dispose pas soi-même de l'équipement adéquat. Non pas nécessairement l'équipement utilisé par l'artiste, mais celui indispensable pour pouvoir accéder aux oeuvres ou aux expériences proposées. C'est pourquoi nombre de celles-ci restent hermétiques, étrangères, voire l'objet de résistance ou même d'hostilité.
C'est donc à un renouvellement des conditions d'accès qu'il convient de procéder, mais qui, dans la plupart des cas, ne sont pas à la portée ni dans la pratique de l'amateur privé. A quoi suppléent en général galeries et musées. Exemple la rétrospective actuelle de l'artiste Nam June Paik, pionnier de l'art vidéo :
Nam June Paik Guggenheim Museum :
<http://www.guggenheim.org/exhibitions/paik/index.html>
Feb. 11-April 26 2000
" No artist has had a greater influence in imagining and realizing the potential of video and television... Through a vas array of installations, videotapes, global television productions, films and performances, Nam June Paikhas reshaped our perceptions of the temporal image in contemporary art. "
3) enfin, et c'est le point le plus délicat, tant que notre esprit reste attaché à l'art que nous connaissons, il est difficile d'entrer, même dans les lieux appropriés, dans l'esthétique de ces expressions nouvelles. Pour y accéder, encore bien davantage pour les goûter, et combien davantage encore pour en juger, il est indispensable - condition sine qua non - d'en faire l'objet d'une expérience prolongée. Ce n'est en effet que par l'expérience que nous pouvons gagner l'esprit "interfacé" à ces nouvelles expressions.
On comprendra pourquoi, faute de pouvoir les mettre en oeuvre dans l'environnement du livre", je me borne à indiquer un certain nombre de sites que l'on pourra explorer à partir de son propre ordinateur sur Internet.
*23 Voici quelques références qu'on consultera avec intérêt à condition d'être équipé et d'avoir la patience de prendre part soi-même aux expériences proposées, d'aucunes excellentes, d'autre moins, certaines ennuyeuses. Mais comment peut-il en être autrement dans les arts (et pas seulement dans les arts) à notre époque ? Raison de plus pour essayer et persévérer !
- Outre les principaux musées du monde qui possèdent une section d'art de recherche, on peut signaler :
- Répertoire : <Yahoo.com> Arts and Humanities
- Encyclopédie des nouveaux médias
- Festivals
Ars Electronica : <http://www.aec.at/
VideoFestrival Locarno : <http://www.tinet.ch/videoart/>
- <http://www.newmedia-arts.org/>
- revues, magazines :
- Leonardo : <http://mitpress.mit.edu/e-journals/LEA/>
- Wired : <http://www.wired.com/wired/current.html>
- Guide international des arts électroniques :
<http://nunc.com/aide.phtml>