Entretien avec Tamara Lai

Marie Guérisse / Flux news décembre 2005 - Liège, BE

Mon premier contact avec Tamara Lai fut virtuel. Quelques plongées dans son Web ring ont esquissé une entité sensible et passionnée. J’ai découvert ensuite une femme enjouée, un caractère entier, un parcours éclectique, des ambivalences assumées…
Surprenante déclinaison d’elle-même, Tamara Lai n’est prête ni à se laisser enfermer par l’étiquette, ni à renoncer à la mouvance de ses recherches.
Rencontre avec une artiste plurielle.

- Ton parcours artistique est varié. Tu as commencé par la peinture, puis viennent l’écriture, la photo, la vidéo, le multimédia interactif et l’infographie, pour arriver au Web art. Cette évolution – du pinceau au Net – révèle-t-elle une prise de conscience de ce que devrait être, pour toi, l’art aujourd’hui ?

- Pour définir ce que devrait être l’art aujourd’hui, il faudrait commencer par évaluer ce dont l’individu, la société, le monde ont besoin actuellement, et j’en suis incapable. D’ailleurs, ce n’est pas mon rôle. Art et artiste ont changé, leur fonction même a changé, car les besoins sociaux et spirituels ne sont plus les mêmes qu’aux siècles précédents. C’est ce que j’ai essayé de faire apparaître dans ‘ART-DEATH enquête international(e) survey’ .
De nos jours, que ce soit sur le Net ou ailleurs, l’art est souvent collectif et l’artiste pluri-disciplinaire. Les artistes se regroupent (ou sont groupés) autour de galeries, d’événements… Ils déferlent par hordes dans les medias, si nombreux qu’il est difficile d’en retenir les noms. Sont-ils des combattants, sont-ils des pions, quelle croisade mènent-ils ? Et au nom de quelle foi ?

- Mais tu recherches, toi aussi, la collaboration, à travers les réseaux virtuels…

- J’ai déjà beaucoup parlé du Net et de mon attirance pour les relations virtuelles : le Net (ou Web) au même titre que la vidéo permet la collaboration.
Dans tout travail en équipe, il y a un « chef d’orchestre » qui dirige l’ensemble vers une unité, tout en respectant l’individualité de chacun. C’est ce que j’essaie de faire dans ces projets participatifs et collaboratifs en réseau : favoriser les rencontres, l’échange d’imaginaires, dans la recherche d’une symbiose, utopique peut-être, mais c’est la règle du jeu. Il s’agit dès lors pour le participant de jouer à la fois seul (individuellement) tout en en s’intégrant dans un ensemble. C’est dans l’ensemble que ça se joue… et le modus facendi est très ludique.
Mais je dirais, en paraphrasant un adage Zen célèbre : « Avant le Net, une relation était une relation, pendant le Net, une relation n’est plus une relation, après le Net, une relation est une relation. »

- Dernièrement, tu as également collaboré, en scène, avec un lecteur et/ou un musicien, lors de tes lectures-performances. Ce rapport direct au partenaire et au public pourrait-il remplacer l’écran de ton Mac ?

- Quand on a goûté à l’ivresse des grands espaces, fussent-ils virtuels, il est difficile de faire marche arrière !
De plus, étant tout aussi sceptique face à un compliment qu’à une attaque, le rapport direct au public m’a, jusqu’à peu, posé problème ; j’ai toujours préféré être derrière un appareil photo, une caméra, un écran…
Mais il faut reconnaître que, dans le « live », le plaisir de l’échange et du partage est différent mais au moins aussi intense que dans l’échange virtuel. : tout être humain est un univers en soi, à explorer, apprivoiser parfois. Et je choisis mes partenaires-musiciens pour la qualité et la sensibilité de leur travail. L’aspect éphémère de la prestation ne fait qu’accentuer l’émotion.

- Que cherches-tu à atteindre à travers ces divers espaces, moyens et associations ?

- Pour moi, l’art est une recherche d’équilibre. Et cet équilibre se trouve dans sa propre quête. Je ne me reconnais pas dans les certitudes, les convictions inébranlables. Etre vivant, comme être artiste, c’est chercher, s’adapter, avancer, ne pas se figer. J’aime l’aléatoire, l’imprévu qui ouvre sur de nouvelles perspectives, qui change la donne et incite à des remises en question. L’harmonie n’est pas un état arrêté, au contraire !

- La mouvance – à différents niveaux – semble primordiale dans ton travail. De la toile de lin à la toile virtuelle, est-ce ce même élan qui se prolonge ? Tu as par exemple beaucoup travaillé sur le mouvement et le rythme en vidéo . Dans tes sites, les animations et les sons expriment à nouveau, mais différemment, l’intensité du flux…

- L’effet psychotrope induit par les variations rapides du rythme et du son, les collisions temporelles, les faux raccords… J’ai beaucoup travaillé cela dans la vidéo. En passant à l’infographie et au multimédia interactif, confrontée à des contraintes techniques incontournables (pour lire les animations, linéaires ou interactives, sur CD-Rom et tout particulièrement sur le Net, il faut des processeurs puissants, beaucoup de mémoire vive, une connexion à haut débit etc.), j’ai vite compris qu’il faudrait m’y prendre autrement. Et me suis tout naturellement tournée vers ce qui à mon sens distingue le Net art (ou Web art) des autres disciplines : l’aspect collaboratif, participatif – ce que l’on appelle désormais le flux des réseaux –, sans toutefois abandonner l‘animation interactive, où images, mots et sons interagissent (ne se comportent pas toujours d’une façon identique).

- S’agirait-il d’une recherche d’équilibre personnel autant qu’artistique ?

- L’art et la vie se confondent, ils participent au même questionnement. Il s’agit de s’ouvrir pour donner et recevoir, pour partager.
Les échos de mon travail, mes complicités physiques ou virtuelles me renvoient une vision du monde et de moi-même plus vaste que du haut de ma petite personne ; je me découvre et me construis en me confrontant aux autres.
Et puis, les défis que je me lance me font avancer, m’obligent à me dépasser, à surmonter certaines inhibitions, à les sublimer, pour explorer des zones encore en friche, que je convoite parfois depuis très longtemps. Il ne s’agit pas nécessairement de choses sophistiquées : la voix, le geste… sont des moyens d’expression qui me touchent depuis toujours et dont la seule idée me rassure. Car bien que fascinée par tous ces « jouets extraordinaires » de haute technologie, je vise à la plus grande simplicité. Je ne suis pas une cyborg ! D’ailleurs, je me vois fort bien, une fois l’hiver venu, vieille conteuse sur une cale bretonne, entourée d’enfants et de cormorans ;-)

- En attendant, là où il y a défi, il y a risque… c’est important, pour toi, cette part de lâcher prise ?

- Je ne cherche pas à tout maîtriser, il y a un côté fataliste dans mon travail. Hormis ‘Guest Solenoïdes’ pour lequel je n’ai invité qu’une poignée d’hommes, mes projets collectifs sont ouverts à tous. Une petite intervention : une phrase, une image… peut influencer l’ensemble, comme dans un jeu d’échec. C’est passionnant et extrêmement ludique ! De même, dans mes lectures-performances, je ne connais pas à l’avance la proposition de mes partenaires-musiciens. Rien n’est défini, tout est à construire ; ça marche à la confiance et au feeling. C’est fascinant de découvrir « l’œuvre » en train de se faire. Etre acteur(s) et public à la fois.

- Construire ensemble installe naturellement une certaine intimité, ou du moins une complicité. Ces expériences artistiques débouchent-elles sur des relations « dans la vie » ?

- Il arrive qu’à travers une oeuvre artistique en réseau, une relation suivie s’installe ; mais attention, sur le Net, comme dans la vie « physique », il n’est pas possible de vivre des moments profonds avec le premier venu. Il est question d’empathie, d’affinités, de complicité. La virtualité fait partie de la réalité, comme les rêves. Ecrire un poème à deux voix, apprendre à deviner cet Autre caché derrière son écran de verre à des milliers de km, à travers ses silences, ses absences, cet Autre que l’on ne verra sans doute jamais, cela a à voir avec les énergies subtiles ; il y a peut-être là un entraînement à d’autres facultés de perception… mais surtout, il y a une prise de risque : se donner, mêler son esprit et ses émotions avec celles d’un inconnu, cela procure un petit frisson de peur pas désagréable ;-)

- Pourtant, ce travail a peu à peu donné naissance à une véritable identité virtuelle. Ton entité n’est plus aussi fluctuante…

- « Sur le Net, personne ne sait que vous êtes un chien » (vieux dicton web)
…et on y rencontre une foule d’avatars. Certains artistes en ont même fait leur fond de commerce. Moi, je suis mon propre avatar ;-)… Nous sommes tous des êtres complexes, mais certains le sont plus que d’autres. J’ai créé une entité virtuelle qui renvoie certaines de mes facettes, suivant les circonstances et l’humeur du moment. Du coup, on me dit subversive, résistante, amoureuse, provocante, élitiste, passionnée, joueuse, mystique… Autant de cartes qu’il me plaît d’abattre au bon moment. Mais voilà, je suis prise à mon propre piège, j’ai souffert à une période de la sensation d’être splittée, totalement morcelée, cela aussi était intéressant ! Afin de me rassembler, j’ai fait 3 projets en solo (dont « Solenoïdes ») ; j’en ai conçu la totalité : images et photos, vidéos, animations, textes, codes et décors sonores.

- L’art offre donc un moyen de connaissance du monde et de soi-même. A-t-il d’autres fonctions ?

- C’est un espace de liberté, le dernier peut-être ; un processus qui permet d’élever sa conscience, de dépasser les frontières et les limites du temps.
Fondamentalement, l’Art devrait être ce qu’il a toujours été : un témoignage, une trace humaine, un regard posé sur la vie, une introspection, un travail sur soi et dès lors sur le monde, un moyen de communication, un outil pour la transformation du corps et de la conscience… J’imagine l’art comme un contrepoids qui permet à une société de se maintenir plus ou moins en équilibre ; apprenez aux gens à s’exprimer et ils renonceront peut-être aux armes ; question puissance (mais en moins sanglant ), les images et les mots bien maniés n’ont rien à envier aux bombes !

- L’art contemporain aurait une vocation de moyen de communication, au-delà des barrières de la langue et des différences culturelles ? Beaucoup lui reprochent pourtant d’être trop hermétique, voire l’élitiste.

- Pour moi, l’art véritable est universel et doit pouvoir s’aborder à plusieurs niveaux. D’abord une perception directe de l’œuvre susceptible de toucher, interpeller instantanément le spectateur : une émotion esthétique, poétique… Ensuite, l’accès aux « clés », la connaissance des codes conceptuels, des syntaxes, les textes explicatifs ou critiques peuvent amplifier l’intérêt pour l’oeuvre, en décupler l’analyse… Au premier degré, l’art devrait pouvoir se passer d’explication ! Le grand public passe à côté quand une trop grande complexité le rebute de prime abord. Quant au public averti, il se désintéresse de ce qui lui semble trop direct. D’où l’intérêt d’offrir une lecture multiple.

- Quel type d’impact cet art accessible à tous aurait-il ?

- Idéalement, l’art fait du bien, ce qui ne veut pas dire qu’il caresse ! Il éveille à une autre réalité, qui existe, mais que l’on n’apprend pas à voir. Il est urgent de la faire apparaître. Dans notre société hyper-matérialiste, une secousse peut nous amener à voir la vie autrement, à en pressentir d’autres aspects, d’autres jouissances que celles, assez pauvres au final, que procure la sur-consommation.

- Comment définis-tu cette réalité ?

- Il s’agit de ne pas être dupe, d’accorder du temps aux choses essentielles, les voir, les ressentir… oui, tout est là, à portée des sens. Parfois, on cherche ailleurs, ou pas du tout. Il s’agit de préserver du temps et de l’attention aux choses simples, y compris les plus humbles, bref, à la vie en elle-même.

- Tu passes donc par le virtuel pour amener les gens à être plus authentiques, à accorder de l’importance aux choses simples. Comment gère-tu ce paradoxe ?

- L’art devrait viser à l’universalité. Le local est un témoignage mais il doit s’intégrer à une démarche globale, susceptible de toucher des publics de cultures diverses. C’est un exercice fort difficile, cela demande beaucoup de réflexion, d’humilité et, probablement, d’ambition. Pour cela, le web est un médium phénoménal : il permet de travailler en connexion avec des artistes du monde entier. Le succès des blogs, « chats » etc., montre qu’il est entré dans le quotidien au même tire que la radio, la télé.

- Justement, ce qui se passe – artistiquement ou non – sur le web, n’est-ce pas un « grossissement » de nos comportements dans la « vie physique », comme si certains paramètres de nos relations étaient isolés ?

- Derrière mon écran, j’oublie que je suis loin ; la proximité intellectuelle ou émotionnelle dépasse les distances. Mais il y a parfois le danger d’une idéalisation possible, face aux attentes, projections, fantasmes de mes correspondants. Finalement, au début d’une relation – intime surtout – n’en fait-on pas autant ?

- Face à ce paysage artistique global, quelle place accordes-tu aux artistes qui cherchent à « percer », en se mettant en évidence par la provocation ou l’attitude ?

- Aujourd’hui, les artistes sont des entités fluctuantes.. Il n’y a plus de « grands maîtres », mais des milliers et des milliers de petits maîtres… un certain art est mort. L’artiste n’est qu’un humain comme les autres. Certains l’ont compris et parviennent à concilier leur humanité et leur condition d’artiste. Ils restent proches d’eux-mêmes. C’est honnête et courageux de leur part. D’autres s’enferment dans une part de leur identité pour se conformer à ce personnage semblable à un dieu puisque créateur. L’artiste doit être une seule et même personne, et s’imposer comme un tout. Le monde est cruellement exigeant avec les êtres qu’il imagine supérieurs, les « demi-dieux ». Il faut prétendre au droit à l’imperfection !

- Le fait de ne pas te tracasser par rapport à la pérennité du support participe-t-il aussi à l’idée de cet art mouvant universel auquel chacun apporte une contribution éphémère ?

- A chaque instant quelque chose en nous meurt, et quelque chose naît. L’art comme la vie (mais au fond, n’est-ce pas la même chose ? ;-) est une éternelle transformation.
Le temps fait diligence et ne retient souvent que l’œuvre et non l’ego de l’auteur. Accepter de ne pas laisser de trace immuable, rester humble, sans pudibonderie ni servilité, rester humain… le web art, le multimedia… tout cela va disparaître, les technologies évoluent rapidement, ce n’est pas très important. Tout passe. Mes images, mes mots, mes gestes… ne sont que des cailloux sur le chemin.
Et le chemin est l’œuvre.

Contrairement à ceux qui concentrent encore leur travail sur les critères déterminant la contemporanéité du support, Tamara Lai privilégie la recherche de son essentiel, à travers l’expérimentation de multiples moyens – du poème à la technologie la plus complexe. Ephémères, riches en connections particulières, ses participations au monde artistique sont aussi généreuses, car résolument tournées vers l’autre : le complice, le public, l’humain. Sa démarche se propose d’inscrire l’individu dans l’universel, l’art dans la vie – ou est-ce l’inverse ? – et l’utopie dans le chemin.