L'origine
du monde
L'histoire
de ce tableau est fascinante, elle jette à la fois une lumière
intéressante sur les mécanismes de la censure et de la
cache mais son enjeu est aussi celui de toute représentation.
L'Origine du monde nous conduit à la contemplation pure, à
l'essence même de la création, l'objet du désir
par excellence. L'origine du monde est une toile achetée par
Khalil-Bey, collectionneur turc (égyptien selon certaines biographies)
qui, après avoir été ambassadeur de l'Empire Ottoman
à Athènes et à Saint-Pétersbourg s'installe
à Paris pour y dépenser un héritage important.
Khalil-Bey étaitamateur de bonne peinture et de peinture érotique
(certains textes le dépeignent plutôt comme un flambeur
débauché). Dans un premier temps, Khalil-Bey désirait
que Courbet lui vende une copie de Vénus poursuivant Psyché
de sa jalousie. Courbet refusera de rendre une copie et lui proposera
en lieu et place un autre tableau légendaire Le sommeil.
C'est
Sainte Beuve qui lui parlera des toiles de Courbet et présentera
l'amateur au peintre. A cette époque, le modèle préféré
de Courbet est une prénommée Jo, dont l'amant n'est autre
que Whistler (peintre américain admirateur de Courbet). Whistler
est un révolutionnaire engagé, il part vers 1865 soutenir
le Pérou et le Chili contre l'Espagne. C'est tout autant par
jalousie que pour des raisons esthétiques que Whistler se séparera
avec violence de Courbet (son maître). En effet, une toile secrète
unit Jo et Courbet : L'origine du monde. Elle ne fut d'ailleurs longtemps
connue que par deux témoignages : celui de Maxime Ducamp et des
frêres Goncourt. Khalil-Bey accrochera le tableau dans son cabinet
avec une autre acquisition, "Le bain turc", d'Ingres. Jo participait
sans le savoir à une révolution esthétique, tandis
que son amant américain participait à une révolution
politique.
L'oeuvre
sera ensuite présentée derrière un volet dont la
face extérieure représentait un paysage de neige, et restera
dans le secret des cabinets d'amateurs. Vers 1910, selon Robert Fernier,
le baron de Havatry (collectionneur hongrois) l'acheta chez Bernheim
jeune et le conserva à Budapest jusqu'à la seconde guerre
mondiale. En 1955 enfin, l'actrice Sylvia
Bataille et le psychanalyste Jacques Lacan en firent l'acquisition.
Lacan est probablement le psychanalyste qui a le plus insisté
sur la dialectique du regard et du désir. Son beau frêre
André Masson construira ultérieurement un volet protecteur
muni d'une serrure (certains textes évoquent plutôt un
rideau). Il fut exposé la première fois au Brooklyn
Museum à New York. Depuis 1955, elle est offerte à la
vue des visiteurs du musée d'Orsay où elle est entrée
par dation.
Je
ne suis généralement pas passionné par les querelles
d'historiens de l'art mais admettons que celle-ci vaut le détour.
C'est d'ailleur la même année (1866) que Courbet peint
le portrait de "La belle irlandaise", reconnue
comme étant Johanna Hifferman, qui se trouve au pays de Whistler.
La toile fétiche, elle, est restée au pays de Courbet.
Certains iront même jusqu'à finasser sur la coloration
des cheveux du portrait pour la comparer avec la coloration de la toison
du pubis. Se colorait-elle les cheveux ou est-ce le
vernis de recouvrement qui n'a pu conserver l'éclat des poils
?
Toute
cette histoire d'interdit, de cache, d'achat, de convoitise, de jalousie,
cette interrogation devant ces jambes ouvertes, interrogation qui fait
de tout homme un enfant, un animal et parfois un violeur. Ce désir,
ce sexe de femme dans sa position d'offre et d'abandon. Source de renouveau
et voie accablante de notre absurdité. La toile, comme toute
représentation barre la route du désir et conduit à
sa sublimation. Du peintre au modèle la tension est toute autre
et c'est ce doute qui suscitera le désarroi de Whistler. Chassé
de l'Autre côté, exténué dans le regard pur,
la vue de ce qu'il pensait avoir est repoussé à l'infini
par Courbet. La jalousie devait probablement lui siffler aux oreilles:
L'a-t-il peinte sans la prendre ?
Thierry
Stévart